Il devient nécessaire de verbaliser une distinction souvent implicite mais essentielle dans le paysage musical contemporain.
On peut repérer deux pôles qui structurent de nombreuses pratiques actuelles, sans prétendre enfermer quiconque dans un modèle figé :
D’un côté, la musique de création, telle qu’elle est reconnue et soutenue en France dans certains réseaux (théâtre, CNCM, festivals indépendants). Elle est mue par l’exploration, l’intuition, la nécessité intérieure. Elle cherche à inventer de nouveaux langages, à perturber les évidences. Elle prend des risques esthétiques, assume le doute, le silence, la lenteur. Sa finalité est souvent existentielle : créer pour comprendre, pour résister, pour habiter autrement le monde.
De l’autre, la production musicale orientée par les logiques industrielles, pensée pour la diffusion massive, la reconnaissance immédiate, les formats validés par le marché. Elle répond à des attentes implicites de performance : rentabilité, viralité, compatibilité algorithmique. Elle se plie à des formats éprouvés, produit des affects reproductibles, rassure.
Mais ces deux pôles ne sont pas étanches. Beaucoup d’artistes naviguent entre les deux, par stratégie, par désir, ou par nécessité. Certains empruntent aux codes industriels pour préserver une démarche créative singulière. D’autres revendiquent une indépendance radicale, quitte à rester hors des radars.
Cela dit, j’ai le sentiment que cette porosité se contracte progressivement.
À mesure que les financements publics se réduisent, que la précarité s’installe, et que la visibilité est conditionnée par les logiques des plateformes, il devient de plus en plus difficile de maintenir une position libre.
Les réseaux sociaux, en particulier, contribuent puissamment à redessiner les frontières entre ce qui est vu et ce qui reste invisible — non pas en fonction de la qualité artistique, mais selon des critères d’engagement, de lisibilité immédiate, de conformité au langage numérique dominant.
Et c’est bien là que la musique de création se heurte souvent à une forme d’illisibilité programmée.
Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est le déficit de reconnaissance populaire de la musique de création. Non par manque de qualité, mais parce que ses enjeux sont rarement compris, peu visibles, souvent relégués aux marges — institutionnelles ou underground. Cette discrétion s’explique aussi par le besoin d’indépendance qui anime nombre d’artistes, et, il faut le dire, par un refus assumé des logiques de marché et de normalisation mercantile. Pourtant, cette musique est essentielle : elle élargit nos imaginaires, questionne nos habitudes d’écoute, et propose d’autres manières d’être au monde.
Créer, ce n’est pas seulement produire.
Oui, toute œuvre est une forme de production — matérielle, culturelle, située dans un écosystème social et économique. Mais il existe une différence radicale dans le système de valeurs qui entoure cette production.
Dans la musique de création, le rapport bénéfice/risque est inversé par rapport aux logiques industrielles. Le bénéfice est avant tout artistique, expérientiel, parfois existentiel, tandis que le risque est assumé : invisibilité, incompréhension, isolement, précarité. Ce n’est pas une erreur de calcul, c’est une position consciente. Le processus n’est pas guidé par un horizon de diffusion ou de validation marchande, mais par la nécessité d’ouvrir des formes neuves, de forger d’autres modes de sensibilité, quitte à s’éloigner des attentes majoritaires.
Ce qui est produit ici, ce n’est pas un “contenu”, c’est une mise en tension du réel par le son. Une exploration, non un objet de consommation.
Si cette lecture résonne avec votre travail, vos doutes ou vos intuitions, je serais heureux d’en discuter.